Regards sur « Les Tatas de la Tontine», exposition photo de la photographe féministe Maggy Dago

Article de Irène Ngah et Rosie Cook

30 août 2023

Abra, photographiée par Maggy Dago, 2023.

Introduction/Introspection de Rosie Cook

La photographe et activiste féministe Maggy Dago présente sa nouvelle exposition, Les Tatas de la Tontine, son projet le plus récent suite à un photo-reportage au Togo en avril 2023.  En tant que femme blanche apprenant à décoloniser mon regard et mes pratiques d’historienne de l’art, l’invitation à interpréter ces photographies contemporaines d’une communauté de femmes togolaises, prises par une ivoirienne-française, devient pour moi plus qu’une expérience esthétique. La composition et le rythme me frappent, des références artistiques me viennent à l’esprit, mais surtout, c’est pour moi une opportunité de connaître les sujets de Maggy Dago de manière un peu plus significative. Chaque femme a sa propre histoire complexe, son identité, sa personnalité.

De la même manière, chaque interprète aura son propre regard qui reflète son vécu, ses expériences personnelles. Mon commentaire, limité par ma réflexivité subjective, risque de glisser vers l’abstraction. C’est donc un privilège d’écrire ce texte en collaboration avec Irène Ngah, dont l’interprétation de cette exposition tire sur ses propres experiences en tant que femme franco-camerounaise avec des liens réels aux thèmes de l’exposition. 

Les tatas, la tontine

La pratique socio-culturelle de la tontine se base sur les valeurs d’entraide, de solidarité, et de convivialité. Il s’agit d’un accord d’épargne collectif pour lequel un groupe de participants investit des fonds dans une caisse commune, qui est ensuite redistribuée de manière cyclique à chaque membre. 

Au sein de ce périple visuel, telle une constellation de destins entrelacés, les « Tatas », un terme affectueux qui évoque le respect envers les femmes en Afrique de l’Ouest. Ce cercle transcende les liens familiaux pour s’épanouir en une communauté qui partage ses ressources financières dans un fonds commun, un véritable trésor géré avec soin. Le doux parfum de la tontine, une tradition ancienne, flotte dans l’air, nous rappelant la richesse culturelle enracinée dans cette région.

Sous l’objectif de Maggy Dago, ce groupe de Tatas se dévoile comme une mosaïque de récits déconstruits. Chaque image tisse une histoire riche en textures, nous permettant d’explorer la complexité à plusieurs niveaux de ces femmes et de leurs vies.

Le noir et blanc, empreint de grâce intemporelle, immortalise les femmes dans des portraits formels. Chaque regard, chaque sourire, chaque pli du visage devient une part de leur essence capturée. Face à l’objectif, elles se tiennent fièrement, insufflant un défi silencieux pour que nous ne les réduisions pas à des étiquettes préconçues. En contrepoint, les photographies colorées les saisissent dans l’ardeur de leur labeur quotidien, infusant la tradition de la tontine d’une nouvelle vitalité au sein de la modernité. Les nuances du noir et blanc entrent en dialogue avec l’éclat des couleurs, une danse subtile entre l’intemporel et le vivant, le profond et l’éphémère. Immergées dans leurs environnements professionnels, ces femmes sont dévoilées dans leur élément naturel. 

Ces clichés sont des tranches de vie, des moments figés dans le temps où chaque action, chaque regard exprime une existence authentique. Certaines sont figées dans l’action, d’autres dans la contemplation, évoquant un documentaire visuel qui capture l’essence même de leur quotidien. Lorsque la couleur prend vie, les vêtements s’animent. Parures chamarrées pour les portraits officiels en noir et blanc, vêtements pragmatiques pour le labeur quotidien dans les images colorées. Les détails révèlent la dualité de ces femmes, oscillant entre l’élégance traditionnelle et la praticité moderne.

Ces portraits sont autant de fenêtres ouvertes sur des vies d’une richesse insoupçonnée, chaque femme étant une histoire complexe à part entière.

Mawuli, une protagoniste de ce récit visuel, est immortalisée avec sa fille, enfilant des perles avec une concentration passionnée. Assises sur des nattes bleues vives, avec des colliers de perles suspendus en arrière-plan, la terre battue et les murs partiels révélant leur emplacement à l’écart d’une rue du village. Leurs postures et leur concentration singulière impliquent de longues heures de travail. Une sandale d’enfant échouée entre elles suggère la présence de générations plus jeunes juste à l’extérieur du plan ; une entreprise familiale, dirigée par Mawuli. À partir de ce seul cliché, il serait facile d’émettre d’autres hypothèses, de réduire l’identité de Mawuli à celle d’une mère et d’une pourvoyeuse, sa subsistance dépendant de clients en besoin d’ornementation.

Mawuli (droite) et sa fille Christine, perleuses. Maggy Dago, 2023.
Mawuli. Maggy Dago, 2023.

Mawuli est également représentée dans la série monochrome, où ses portraits expriment la force, la confiance et la sérénité. Le même corps qui était assis sur le sol en train d’enfiler des perles, pose maintenant pour le photographe et le spectateur. Ses bras sont croisés, son regard est direct, et sa posture se lit plutôt comme un défi qu’une défense. Elle est belle, moitié souriante mais sans compromis, et elle est complexe. Elle est puissante. Mais sa vulnérabilité et ses responsabilités sont toujours là.

À l’ère post-coloniale, l’impulsion journalistique continue à capturer des images de pauvreté, de souffrance ou simplement de modes de vie différents, soi-disant pour informer, mais perpétuant néanmoins l’aliénation et l’objectivation de leurs sujets. Ces portraits dépassent les schémas préétablis, révélant une réalité multiple et nuancée, où tradition et modernité fusionnent en une symphonie harmonieuse.

Jocelyne. Maggy Dago, 2023
Jocelyne, vendeuse de medicaments. Maggy Dago, 2023.

Jocelyne, une pharmacienne itinérante, prend vie sous l’objectif de Dago. Des médicaments en vente libre s’étalent devant elle, une palette de couleurs médicales qui éveille des réflexions profondes sur l’héritage post-colonial et les nouvelles adaptations. Ici, la couleur se transforme en un symbole, évoquant des questions complexes d’identité et d’innovation.

À travers ces photographies, Maggy Dago tisse un lien délicat entre l’intime et l’universel. Des fragments d’histoires individuelles s’unissent pour former une fresque collective, où chaque visage, chaque regard, chaque geste devient un pinceau vibrant de vérité.

Dago est consciente d’être elle-même une sorte d’outsider, et son travail se situe à cheval entre le portrait intime et le documentaire. En filmant et en photographiant un petit nombre de membres de la tontine, sous différentes formes et dans différents formats, la relation de confiance se développe peu à peu et permet à Dago – et, par extension, au spectateur – de comprendre de plus près certains de ses sujets. En particulier, la série de photos Africa Tennis est centrée sur la secrétaire de la tontine, Dodzi, qui dévoile généreusement sa vie et son travail.

Dodzi, secretaire de la tontine CECI. Maggy Dago, 2023.
Dodzi dans Africa Tennis. Maggy Dago, 2023.

Mawuli, Dodzi, Jocelyne et les autres femmes nous offrent une toile vivante de leurs vies, une symphonie de couleurs, de sourires et de regards qui défient les conventions et transcendent les rôles prédéfinis. Ces images sont des témoignages vivants de la solidarité féminine, de l’émancipation et de la résilience.

Plusieurs thèmes émergent de cette exploration artistique, où la photographie devient une fenêtre ouverte sur l’âme des Tatas, où chaque cliché raconte un chapitre unique d’une histoire partagée:

Les Tatas : Fragments d’Identités Féminines

Ces femmes, aimantes et respectées, sont ce que l’on appelle affectueusement les “Tatas”. Au-delà du simple titre, elles incarnent une communauté exceptionnelle, unissant leurs esprits et leurs ressources pour créer une sororité unique. Elles sont un rappel vivant des liens forts qui dépassent les frontières familiales, une symphonie de valeurs partagées et de chemins croisés.

La Tontine : Entre Voile et Révélation

Au cœur de cette sororité financière se trouve la tontine, une tradition qui se faufile dans les coins les plus intimes de leur vie. Elle se niche dans les conversations à la lueur des bougies, où les secrets sont partagés et les rêves sont nourris. La tontine est une confidence partagée entre ces femmes, une main tendue qui offre la possibilité de réaliser des aspirations longtemps contenues.

Le Jeu des Rôles : Dans les Coulisses du Quotidien

Derrière les rideaux de la société, un jeu subtil de rôles se joue, révélant la place complexe des femmes. Celles-ci jonglent avec les exigences du ménage et du foyer tout en portant la lourdeur des responsabilités professionnelles. Leurs actions dépeignent une sociologie intime, un reflet de leur dévouement et de leur résilience face à des attentes multiples.

Les Métiers : Toiles d’Expertise et de Courage

Ces femmes, habillées d’une diversité de rôles, tissent une mosaïque dynamique d’activités. Certaines se transforment en artistes de la cuisine, créant des saveurs et des souvenirs avec chaque beignet vendu. D’autres manient les ciseaux et les aiguilles avec habileté, donnant vie à des vêtements qui sont des récits en soi. Des vendeuses d’igname aux gardiennes de médicaments, leur courage brille dans chaque transaction.

Africa Tennis : La Vie en Forme de Beignet

Dans ce panorama, Africa Tennis émerge comme un chapitre captivant. C’est un voyage à travers la vie quotidienne d’une cotisante, une vendeuse de beignets au nom évocateur. Les formes de ces beignets résonnent avec la rondeur de leur existence. Le financement de la tontine devient une aile invisible qui porte ces femmes alors qu’elles jonglent avec des casseroles et des caisses, créant un équilibre délicat entre le doux et le pragmatique. 

Chacun de ces éléments fusionne pour raconter l’histoire profonde des Tatas.Leurs rôles variés, leurs métiers divers et leurs liens précieux, tissés par la tontine, créent une toile d’expériences uniques. Cette exposition célèbre leur force, leur résilience et leur capacité à fusionner tradition et modernité dans un kaléidoscope de vie quotidienne.

Conclusion/Introspection de Irène Ngah

Les femmes, ces joyaux souvent cachés au cœur de notre société, représentent une force indomptable, une essence qui tisse les fils de notre tissu social. Le terme « Tatas », empreint d’affection et de respect, capture l’idée que chaque femme est un pilier de la communauté, une étoile brillante dans le firmament de la vie quotidienne. Leur capacité à se rassembler au sein de la tontine démontre la puissance de la solidarité féminine, une sororité qui transcende les limites de la famille et qui fait écho à la richesse de notre tissu social.

Cependant, au-delà de cette beauté, il y a aussi une réflexion sociologique plus profonde à entreprendre. La société elle-même, dans sa quête de modernité, impose souvent des rôles préconçus aux femmes. La complexité de leur existence se révèle dans le jeu des rôles qu’elles assument, jonglant entre les responsabilités domestiques et professionnelles. C’est une danse délicate entre tradition et évolution, une réflexion sur l’équité des genres qui ne cesse de résonner.

Les métiers que ces femmes exercent, des cuisinières aux couturières, des vendeuses de médicaments aux coiffeuses, deviennent des manifestations de leur créativité, de leur persévérance et de leur adaptation. Ces femmes sont des artistes de la vie quotidienne, maîtrisant l’art de mener leur existence avec grâce et détermination. Leurs histoires nous rappellent l’importance de reconnaître et de valoriser le travail invisible effectué par tant de femmes dans le monde entier.

En fin de compte, en explorant la vie et les rôles de ces femmes extraordinaires, nous devons nous interroger sur notre propre implication dans la création d’une société plus équilibrée et équitable. Leur histoire nous invite à remettre en question les stéréotypes de genre, à repenser notre soutien aux entreprises dirigées par des femmes et à célébrer la solidarité qui peut briser les chaînes de l’injustice. En embrassant ces réflexions sociologiques, nous pouvons contribuer à créer un monde où chaque femme peut briller comme une Tata, pleinement épanouie et valorisée dans toutes ses dimensions.


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